Le pays, qui a recensé 168 cas de Covid-19 et un mort, a décidé de boucler sa capitale économique pour limiter la propagation du coronavirus.

Smith, Ruth et leurs deux enfants ont longtemps hésité à partir. La petite famille a décidé in extremis de quitter Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, isolée du reste du pays depuis le dimanche 29 mars, avec interdiction d’y entrer ou d’en sortir. Direction : la campagne de Daloa, dans le centre-ouest ivoirien, où les attendent une maison, des plantations et une parcelle de forêt.
« Le travail est à l’arrêt pour nous deux. Au village nous avons tout ce qu’il faut pour vivre sereinement les prochaines semaines », raconte le père de famille, au moment du départ. « C’est la principale région de production de la Côte d’Ivoire, celle qui approvisionne Abidjan en manioc, en bananes, en riz… Il y a de tout, même du poisson dans les lacs, et la vie y est moins chère », énumère Smith, qui se dit prêt à aider son père pour faire tourner la ferme familiale.

Comme eux, des milliers de personnes ont fui la ville à la hâte. Dès la fermeture des écoles, à la mi-mars, ce sont les écoliers et étudiants qui sont rentrés au village. « C’était la folie, se souvient Michel Koffi, chef d’agence de la gare d’Adjamé, un quartier d’Abidjan. On aurait dit le début des grandes vacances. » Ensuite, c’est un autre public qui a envahi les gares routières : les travailleurs de l’informel, ceux pour qui l’activité est un fil fragile sur lequel ils avancent « un peu, un peu », au jour le jour. Et qui vient de se casser.

« Le temps que ça passe »

« Tiassalé, Tiassalé », « Songon, Songon » ! A la gare d’Adjamé, les rabatteurs crient le nom des destinations. Durant une semaine, les cars et les minibus ont été pris d’assaut par des Ivoiriens en mal de revenus et inquiets pour l’avenir. « Je travaillais dans une société de la zone industrielle et elle a fermé, je n’ai plus de revenu, explique Ghislain, à l’arrière d’un minibus en partance pour Toumodi, au nord d’Abidjan. Ma famille m’attend, je vais acheter un grand sac de riz pour les aider un peu et me reposer là-bas le temps que ça passe. »

L’activité baisse, les entreprises ferment ou réduisent leurs effectifs et ceux qui avaient fièrement quitté le village pour la grande ville y retournent bredouilles. « Je suis déçu de repartir. Je ne vends plus rien au marché, les gens ont arrêté d’acheter et font beaucoup plus attention à leur porte-monnaie, explique Klaver, un petit sac sur le dos. Mais il faut se protéger. Là-bas, au village, je sais que je vais manger. »

« Terrorisé » par l’actualité sanitaire, Henri est parti dès qu’il a pu. « Je fuis le corona et la galère », explique-t-il. Chargé de former des enquêteurs pour le recensement de la population ivoirienne, tous ses projets sont tombés à l’eau. « Mon frère travaille dans une mine d’or moderne à Divo (centre-sud), il a une grande maison, quatre chambres, il vit bien », souffle celui qui continue à payer son petit loyer, en espérant « un geste du propriétaire » durant ces semaines d’absence.

D’autres hésitent, puis finissent par rester. Kobenan est gardien d’immeuble à Cocody, l’une des communes les plus huppées de la capitale économique ivoirienne. Lui a choisi de demeurer là où il a du travail et une petite chambre afin d’aider à distance sa femme et ses deux enfants basés à Agboville, à 75 km d’Abidjan. Il sait qu’il ne les reverra pas avant un long moment. « Mais on n’a pas le choix », soupire-t-il.

Risque de propagation

Cet important exode inquiète les médecins. Ils y voient un risque de propagation de l’épidémie dans des zones où le manque d’infrastructures est criant. La maladie s’est déjà déclarée dans plusieurs villes moyennes et, mardi 31 mars, le pays recensait 168 cas de Covid-19 et un mort. « L’histoire récente nous a montré que le virus suivait les déplacements. Heureusement, en Côte d’Ivoire, nous n’en sommes qu’à un stade communautaire, les cas sont encore faibles, car majoritairement importés. Mais la maladie va forcément se propager. A quel degré ? On va le savoir dans les prochaines semaines », s’inquiète un médecin d’un grand hôpital d’Abidjan, qui préfère rester anonyme.

Après une demi-journée de route, Smith est enfin arrivé à destination. Et, au village, la maladie n’occupe guère les esprits, constate-t-il, effaré. La peur du coronavirus avait précipité son départ d’Abidjan et désormais une autre crainte le guette. « L’intérieur du pays, c’est un monde parallèle, observe-t-il. Rien n’a changé, les gens s’embrassent, se serrent la main, personne ne respecte les mesures… Mais ça se comprend, l’Etat est hésitant, alors la menace n’est pas suffisamment prise au sérieux. » Henri, lui, n’a pas reçu le même accueil. « On a pris un risque en quittant Abidjan, alors les gens nous voient comme des contaminés. Dès mon arrivée, mon oncle mettait une grande distance avec moi. »

Si le grand Abidjan s’isole, ses frontières ont été quelque peu élargies aux stations balnéaires de Grand-Bassam et d’Assinie-Mafia, pourtant situées respectivement à 30 km et 90 km d’Abidjan. Une exception perçue comme un cadeau aux plus riches qui pourront donc à loisir faire l’aller-retour entre leur logement et leur résidence secondaire.

Le président Alassane Ouattara se rend lui-même régulièrement en hélicoptère à Assinie pour y passer ses week-ends. Ses opposants font remarquer qu’il n’aura ainsi pas eu à choisir entre Abidjan et son lieu de villégiature.

(Le Monde)