Remonter aux origines de Moise Kean offre un voyage à Asti, chef-lieu de la province du même nom à une cinquantaine de kilomètres de Turin. Fils d’immigrés ivoiriens venus vivre en Italie, Moise Kean naît à Vercelli avant de s’installer avec sa famille à Asti quand il a sept ans. Papa Biorou Jean est parti du foyer quand il était tout petit – le paternel évoque aujourd’hui la destinée footballistique de son rejeton dans les médias alors que leur relation reste très conflictuelle, et l’intéressé aime répéter qu’il doit sa réussite à sa mère (qu’il garde toujours proche de lui) et pas à lui alors que son coiffeur dit que cette histoire “peut lui avoir donné un truc en plus, une sorte de colère, d’énergie, qui se retrouve sur le terrain” – et maman Isabelle s’occupe de l’éducation de ses deux fils, le grand frère Giovanni et Moise, qui doit son prénom à une vision nocturne de sa mère. Sans le sou mais tout sauf sans amour.

“Peut-être que ce côté câlins et douceur lui manquait”

Les témoins la décrivent comme attentionnée et sévère, capable de vous faire comprendre sa colère sans avoir besoin de crier, en un regard. Protectrice, aussi, avec cette volonté faire éviter les mauvaises fréquentations à ces deux frères polis et bien éduqués. Mais malheureusement peu présente. Pour faire vivre les siens, elle multiplie les boulots, le ménage dans une maison de retraite et ailleurs. Avant de venir chercher Moise à l’oratorio au bout de la journée de labeur. Il y a un manque, forcément. “Quand tu lui caressais la tête ou le dos, comme Giovanni d’ailleurs, Moise se blottissait sur le côté et devenait tout doux, raconte son ancienne éducatrice. Peut-être que ce côté câlins et douceur lui manquait. Il recherchait beaucoup le contact et l’affection.”

Il joue dans son premier club… sans licence

A l’école, Cristiana Rabioglio croise un Moise au physique bien plus imposant que ses camarades et qui “ne réussissait jamais à rester tranquille”: “Il devait toujours être en mouvement, changer de place, sauter ici et là… C’était un leader à l’intérieur de sa classe mais pas négativement. Il ne faisait pas de mal aux autres. La première sensation était qu’il n’écoutait pas mais si tu lui demandais quelque chose, il répondait toujours présent. Comme son frère, il avait ce côté ‘Je te défie et je vois jusqu’où je peux aller’. Il était sûr de lui. Dans tout ce qu’on pouvait lui proposer, il ne reculait jamais. Peu importe ce qu’il y avait devant lui, il se jetait dedans.” Le ballon rond ne va pas faire figure d’exception. Directeur technique du AC Asti, Renato Biasi se souvient des premiers pas: “C’était un enfant d’un mètre de haut qui venait à l’entraînement accompagner son frère qui jouait dans nos équipes de jeunes. Il ‘volait’ un ballon dans le panier et se mettait sur le petit terrain à côté pour tirer contre le mur ou s’entraîner à faire des dribbles. Il faisait des passements de jambes. Voir un enfant de neuf ans faire ça, c’était très singulier. Les enfants apprennent vite mais il avait un don encore plus accentué par rapport aux autres. Le foot a toujours été sa vie.”

Sous le charme, le technicien aujourd’hui “très fier” d’avoir aidé “un enfant qui se serait probablement perdu sans le foot” lui demande de rejoindre le club. Une découverte du foot organisé dans “une équipe loisir” et… dans l’illégalité (rien de méchant, hein). “C’est une anecdote peu connue mais il n’a jamais eu sa licence chez nous, explique Renato Biasi. Il n’avait pas encore dix ans et on ne pouvait pas faire jouer un enfant de cet âge. Mais on le faisait jouer quand même car il était beaucoup plus fort que les autres. On le faisait jouer avec des enfants de deux ans de plus, à qui il ressemblait physiquement, et il mettait trois-quatre buts par match. Il a toujours joué avec des plus grands, pareil à l’oratorio, et c’était normal pour lui.”

“Ce qu’il avait, c’était la rue”

Renao Biasi raconte un gamin “exubérant car conscient d’avoir un truc en plus”, “toujours en mouvement sur le terrain” et “tellement coordonné par rapport aux autres que ça faisait la différence”: “Un jour, je l’ai vu faire une volée acrobatique sur un terrain à cinq, alors qu’il était vraiment petit. A cet âge, il a eu cette coordination pied d’appui-jambe haute. Si tu vois ça en Serie A, on en parle pendant une semaine. Mais pour lui, c’était naturel. Il avait un truc en plus.” Avec en prime cette faim de progresser de celui qui n’a que ça ou presque. “Il restait tout le temps dehors, poursuit le directeur technique du AC Asti. Il s’entraînait tous les jours car il n’avait pas de console de jeux. Ce qu’il avait, c’était la rue.” Renato Biasi le surnomme alors “le mauvais” ou “l’incapable” pour “lui faire garder les pieds sur terre”. Moise prend le sobriquet avec le sourire.

Drogba, idole, glissades et faux cousin

L’enfant si doué devient “la mascotte” du club, où tout le monde note ses qualités. Mais qui devient trop petit pour son talent. Renato Biaso, conscient de son “besoin de se confronter à des jeunes de son niveau”, utilise ses connexions avec des responsables des équipes de jeunes pour l’envoyer au Torino après deux ans au club. Encore surclassé, encore au-dessus du lot, Moise Kean va passer deux ans au “Toro”. Où on se souvient de son jeu mais aussi de sa personnalité. “C’était un farceur, un comique, surtout dans le bus quand on allait faire des tournois, témoigne son ami Kristian Reka, avec qui il a joué au Torino et dont le papa emmenait Moise à l’entraînement. Il se retournait les paupières des yeux et quand certains dormaient, il s’avançait face contre face en ressemblant à un zombie et faisait peur à tout le monde. Il faisait des blagues dans le vestiaire. C’est l’opposé d’un solitaire. Il fait partie de ces gens capables de se lier d’amitié avec un cactus dans le désert. On s’est bien marré.”

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Jusqu’à faire croire à ses coéquipiers qu’il était le cousin d’un certain… Didier Drogba, superstar ivoirienne et son idole, dont il imitait les glissades de célébration avec ses partenaires lorsqu’il pleuvait beaucoup et que le terrain le permettait. “On a fait courir la rumeur dans le vestiaire, s’amuse Kristian Reka. Et au début, tout le monde nous a un peu cru. Après, dès qu’on allait quelque part et qu’on voyait un joueur noir, on lui demandait pour blaguer si c’était son cousin. (Rires.)” La prochaine étape est une nouvelle marche en avant: la Juventus. Qui convainc notamment la pépite de passer à “l’ennemi” en lui offrant des facilités. “La Juve venait le prendre chez lui pour l’emmener à l’entraînement puis le ramenait, le Torino ne pouvait pas faire ça”, explique Kristian Reka. Ses blagues dans le vestiaire ne passent plus aussi facilement dans l’institution turinoise. Il entre dans un autre monde. “Il a beaucoup voyagé avec la Juve, pour des tournois à l’étranger, constate son ancien partenaire du Torino. Ce sont des expériences qui te font grandir. Et il avait des contacts avec les joueurs de l’équipe première. Quand tu vois des joueurs comme Alessandro Del Piero ou Paul Pogba quand tu arrives à l’entraînement, ça te stimule à donner ce petit truc en plus pour y arriver aussi.”

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Moise Kean continue de se mesurer à des joueurs plus âgés. Et continue de briller étage après étage. Saison U17 en 2015-2016? Vingt-quatre buts en vingt-cinq matches. Les grands clubs européens commencent à taper à la porte. Mino Raiola, son futur agent, est vu à Asti, où tout se sait très vite. En novembre 2016, à seize ans, arrivent les grands débuts en Serie A. Il devient le premier joueur né dans les années 2000 à évoluer dans l’élite italienne et le plus jeune joueur de l’histoire de la Juve. Quelques jours plus tard, il est le premier joueur né dans les années 2000 à prendre part à un match de Ligue des champions (cinquième plus jeune joueur de l’histoire de la compétition). Quelques mois plus tard, en mai 2017, à dix-sept printemps, il inscrit son premier but avec la Juve lors de la dernière journée de Serie A, qui offre la victoire dans le temps additionnel face à Bologne (1-2). Avant lui, aucun joueur né dans les années 2000 n’avait encore fait trembler les filets dans un des cinq grands championnats européens.

Balotelli, la mauvaise comparaison

“Quand il jouait avec les jeunes de la Juve, on savait qu’il y avait une pépite qui était au-dessus des autres, se souvient Xavier Jacobelli, journaliste pour Tuttosport, qui l’avait mis en Une pour ce but. On pensait qu’il pouvait confirmer. Mais personne ne pouvait imaginer qu’il soit aussi précoce.” Le football italien découvre son nouveau grand espoir. Et se prend au jeu des comparaisons avec Mario Balotelli, autre fils d’immigrés arrivé très jeune au plus haut niveau. Justifié ou raccourci intellectuel facile? “C’est un symbole d’intégration et à ses débuts, on pouvait penser qu’il était le nouveau Balotelli, avec les mêmes qualités sportives, reprend Xavier Jacobelli. Mais ils sont très différents.” “Au début, quand Balotelli a explosé à l’Inter, c’était son idole, raconte Krisian Reka. Quand il marquait, il pouvait faire les mêmes gestes que Mario. Et leurs qualités sur le terrain sont les mêmes. Aujourd’hui ils sont amis et il y a beaucoup de respect entre eux mais je ne crois pas aux comparaisons que certains journaux veulent faire.”

On saisit mieux la différence en écoutant Alessandro Sesta, le coiffeur avec qui il a tenté toutes les couleurs de cheveux au fil du temps (très peu au départ pour ne pas se faire remarquer par maman), raconter l’adulte qui a pris la place de l’enfant “tout timide et aux cheveux courts” rencontré à huit ans: “Il est encore plutôt réservé, même si c’est le premier à faire des blagues et à aimer vivre, mais certains veulent comparer à des joueurs qui font des problèmes. Chacun a sa personnalité. Moise est tout autre chose.” Après une saison en prêt au Hellas Vérone, où il inscrit notamment son premier doublé chez les professionnels, Moise Kean revient à la Juve pour l’exercice 2018-2019, durant lequel il porte pour la première fois la tunique des Espoirs (il avait connu sa première sélection en U15 en 2015) puis de l’équipe nationale A… en un peu plus d’un mois pour devenir le premier joueur né en 2000 à évoluer en sélection italienne avant de marquer son premier but sous ce maillot en mars 2019).

“Il est devenu un joueur qui a eu le courage de réagir”

Cette saison-là va aussi lui offrir un défi de taille: faire face au racisme des tribunes à Cagliari, sans oublier la réaction lunaire de son coéquipier Leonardo Bonucci qui parle de responsabilité à “50-50” pour avoir chambré ce public qui dépassait les bornes après un but. “Il a eu beaucoup de courage, pointe Xavier Jacobelli. Ça veut dire qu’il a les épaules solides, physiquement mais aussi moralement. On a besoin de ces gestes forts dans la lutte contre le racisme. Il est devenu un joueur qui a eu le courage de réagir.” La fusée semble lancée. Elle va atterrir à Everton, en Premier League, où il s’engage en août 2019. On l’imaginait pourtant parti pour un long bail à la Juve. Mais la “Vieille Dame” a claqué un gros chèque pour recruter Cristiano Ronaldo l’été précédent et ne peut se permettre de laisser passer l’offre à près de 30 millions d’euros des Toffees de coach Carlo Ancelotti. “Il y avait des avis divergents à l’intérieur du club et c’est à contrecœur qu’ils l’ont vendu, précise le journaliste de Tuttosport. Lui aussi été très attaché au club mais il a calculé les avantages et les inconvénients et l’appel de Carlo Ancelotti ne l’a pas laissé insensible.”

“Son rêve, c’est de devenir Ballon d’Or”

On évoque aussi quelques problèmes de comportement. Mais ceux qui le connaissent bien ne l’imaginent pas. Ils ont aussi été évoqués à Everton, où sa première saison se révèle décevante (deux buts et deux passes décisives en trente-trois matches), tout comme une fête avec amis organisée pendant le confinement dont il avait diffusé des images. La difficulté, sans doute, d’être un jeune adulte de dix-neuf-vingt ans loin de chez lui… “Il n’a peut-être pas été assez professionnel, estime Renato Biasi, mais les difficultés à Everton lui ont fait comprendre qu’il doit peut-être changer quelque chose dans son comportement. Ce n’est plus la promesse Kean. II doit démontrer. Il a des immenses qualités mais il n’est plus un enfant.” Il doit désormais les exprimer au PSG, rejoint au dernier jour du mercato en prêt sans option d’achat pour sortir d’une situation où il était en manque de temps de jeu.

Pour l’instant, avec cinq buts et une passe décisive en huit apparitions, la greffe a bien pris. Et le garçon, dont beaucoup pensent qu’il rêve à terme d’un retour à la Juve, n’a pas encore atteint son plein potentiel, loin de là. “Il doit encore s’améliorer dans sa capacité à transformer ses actions en buts, juge Xavier Jacobelli. Il a encore tellement de marge de progression… Tout dépendra de lui. Quand tu arrives si vite à la notoriété, la chose la plus importante est ne pas penser être déjà le meilleur.” Ce qui n’empêche pas de rêver plus grand: “Son rêve, c’est de devenir Ballon d’Or. S’il travaille et garde les pieds sur terre, il peut réussir.” Point positif: tous nos témoins confirment que Moise Kean n’a pas changé malgré la lumière, conscient de ce qui lui arrive et pas du genre à se la raconter.

“Je n’aurais jamais imaginé passer de la rue aux étoiles”

“Il y a deux ans, je suis allé chez lui à Turin pour l’aider à se préparer pour le repas de la Juve et il m’a dit: ‘Je n’aurais jamais imaginé passer de la rue aux étoiles’, se souvient le coiffeur Alessandro Sesta, qui lui avait offert une éponge magique à dreadlocks quand il avait dix ans. Il me l’a dit façon ‘mais c’est vraiment la réalité tout ça?’ parce qu’il avait des problèmes d’argent quand il était petit. Aujourd’hui, je pense qu’il n’en aura plus. Il dit souvent qu’il est chanceux d’être arrivé jusque-là. Mais il mérite tout ça. Il a fait beaucoup de sacrifices, il n’a pas fait les bêtises que les jeunes de quinze-seize ans peuvent faire car il jouait avec la Juve, qui a une politique très sévère. Il ne se contente pas de ce qu’il a mais travaille dur. En vacances, il emmène son préparateur physique. C’est une machine de guerre. Mais les résultats parlent.” Très lié à Asti – où il est parrain de l’opération “Sport pour tous” qui permet à des familles en difficulté de faire du sport, et à l’oratorio Don Bosco où il a tant taquiné le ballon, “sa deuxième maison et même presque la première” dixit le prêtre Roberto Pasquero, Moise Kean n’oubliera jamais ses racines et ses valeurs. Elles ont fait ce qu’il est devenu. Elles feront ce qu’il deviendra.