Alors que le pays d’Afrique de l’Ouest approche du pic épidémique, la crise post-électorale empêche un système sanitaire exsangue de répondre efficacement.

La voix s’essouffle. « Excusez-moi, je suis épuisé, glisse l’infirmier Gim Manuel Intchala. Cela fait des semaines que je travaille plus de douze heures par jour. Mes collègues médecins enchaînent les services sans compter. On reçoit trente, quarante, cinquante malades par jour et on ne sait plus où les mettre… c’est désespérant. » A Simao Mendes, le plus grand hôpital de Guinée-Bissau, où il travaille, tous les lits sont occupés par les patients du Covid-19. La saturation est telle que les soignants ont dû installer une tente à l’extérieur pour trier les arrivants. En un mois, le nombre de cas positifs au Covid-19 a été multiplié par 25. Le 30 avril, ils n’étaient que 54. Le 23 juin : 1 556. « J’ai peur », lâche Gim.

La Guinée-Bissau est aujourd’hui aux prises avec une crise sanitaire sans précédent. « C’est la propagation épidémique la plus rapide que nous ayons vue en Afrique », s’inquiète Monica Negrete, cheffe de mission pour Médecins sans frontières (MSF). L’organisation humanitaire a tiré la sonnette d’alarme en mai face à cette augmentation spectaculaire qui est en train de transformer ce petit pays de 1,8 million d’habitants en premier foyer du virus sur le continent, proportionnellement à sa population. « La particularité de cette crise et qu’elle a frappé d’abord un personnel médical qui n’avait pas le matériel ni la formation adéquate pour se prémunir contre l’épidémie », poursuit-elle. Dès les premières semaines, des dizaines de médecins et d’infirmiers contaminés ont dû arrêter de travailler. Certains services hospitaliers et des structures médicales ont ainsi fermé leurs portes malgré des affluences records, forçant le gouvernement à réquisitionner deux hôtels, l’Azalai et le Malaika, pour isoler les malades dans Bissau, la capitale.

 

« Désormais, les urgences ne prennent en charge que les patients Covid et laissent de côté les malades atteints d’autres pathologies graves », avance Mme Negrete. Cela contribue à creuser le nombre de décès indirects du coronavirus qui ne seront pas comptabilisés dans les chiffres officiels. Ces derniers peinent à suivre la fulgurante propagation du virus, faute de personnel. Au 16 juin, le pays ne comptait que seize décès liés à l’épidémie. Un nombre « bien en deçà de la réalité, affirme Monica Negrete. Nombreux sont ceux qui, n’ayant pu être traités à temps, sont morts loin des structures hospitalières ».

Deux gouvernements concurrents
Avec un système de santé déjà précaire avant la crise, le manque de matériel est aujourd’hui flagrant. Les tests sont insuffisants et « certains patients attendent jusqu’à trois semaines avant d’avoir les résultats, explique l’infirmier Gim Manuel Intchala. Nous ne pouvons pas non plus faire de radiographie des poumons, car notre seul appareil est en panne. Sur les neuf patients reçus ce matin, six sont des cas graves mais seuls trois sont sous ventilation artificielle. » L’hôpital principal, situé à Bissau, ne compte que trois respirateurs et il y en a dix pour l’ensemble du pays. Ils ne pourront de toute façon pas être tous utilisés. « Nous n’avons presque plus d’oxygène, déplore M. Intchala. Nous ne pouvons leur donner que du thé pour les soulager. »

Cette situation catastrophique trouve largement ses racines dans la récente crise postélectorale qui frappe la Guinée-Bissau. Dans ce pays, désigné par la Banque mondiale comme « l’un des plus instables politiquement au monde » à cause des seize tentatives de coups d’Etat et des quatre qui ont réussi depuis son indépendance en 1974, l’élection présidentielle du 29 décembre 2019 était la promesse d’un renouveau démocratique. Le candidat Umaro Sissoco Embalo, reconnu vainqueur au second tour par la Commission électorale mais pas par la Cour suprême, devait assurer la première transition pacifique dans l’histoire de la nation.

C’était sans compter avec la contestation des résultats par le parti historique, le PAIGC. Le président a décidé alors de supplanter le gouvernement issu de la majorité de l’Assemblée nationale par le sien, conduisant à de longues semaines d’inertie où deux gouvernements se concurrençaient pour l’exercice du pouvoir. Tandis que l’appareil étatique était bloqué, le Covid-19 se propageait dans le pays.

« Cette crise politique a fragilisé toutes les institutions de la République, en particulier le système sanitaire, très impacté par l’absence de prise de décision dans la réponse au Covid », appuie Paulin Maurice Toupane, chercheur principal à l’Institut d’étude de sécurité (ISS). La situation est loin d’être résolue. Si, le 23 avril, la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a reconnu la victoire de M. Embalo, elle lui a demandé de former un gouvernement issu de la majorité du Parlement, que le PAIGC assure détenir depuis les législatives de mars 2019, mais que le pouvoir conteste. Le nouveau président n’en a pas tenu compte et a rempli ses ministères, celui de la santé étant le dernier à être investi.

La crise du Covid-19 a été ignorée par les élites politiques à tel point que même le premier ministre de M. Embalo, Nuno Gomes Nabiam, a annoncé le 29 avril avoir été contaminé par le coronavirus, ainsi que le ministre de l’intérieur, Botché Candé, le secrétaire d’Etat à l’ordre public, Mario Fambé, et la secrétaire d’Etat à l’intégration régionale, Monica Buaro da Costa.

Face à l’explosion des cas touchant jusqu’au sommet de l’Etat, le président Embalo a décidé de dissoudre la commission interministérielle qui avait été créée pour gérer la crise sanitaire et de la remplacer, le 5 juin, par un haut-commissariat. A sa tête, la docteure Magda Nely Robalo, ministre du gouvernement d’opposition, fonctionnaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pendant vingt ans, a été choisie pour ses bonnes connaissances dans la gestion des épidémies et des catastrophes.

Machine lourdement défaillante
Sur son nouveau bureau, la tâche semble immense. « Il faut que j’obtienne très rapidement des données précises sur l’épidémie pour comprendre la dynamique, assure Magda Nely Robalo. Il faut revoir les stratégies en place, mobiliser les ressources, empêcher que les centres de traitement ne soient des foyers d’infection. Nous avons eu une contamination des patients hospitalisés pour d’autres pathologies parce qu’on a mal géré le circuit des malades. Il faut aussi monter une équipe de confiance, structurer la ligne de commande, régler les problèmes de motivation et le paiement des subsides. »

En plus des soignants contaminés, certaines équipes médicales mobiles ont dû arrêter de travailler parce qu’elles n’étaient plus payées depuis l’élection. C’est une machine lourdement défaillante que Madame Robalo doit remettre en marche avant le pic de l’épidémie attendu vers la mi-juillet.

Reste le plus difficile : « Convaincre la population que le Covid-19 existe et la faire adhérer aux mesures de prévention. » Comme dans de nombreux pays africains, où les familles vivent au jour le jour d’une économie informelle, il ne sera pas possible d’instaurer un strict confinement. Deux Bissau-Guinéens sur trois vivent en dessous du seuil de pauvreté, dont un tiers dans l’extrême pauvreté. Gim Manuel Intchala a beau se dire qu’il faut « rester unis pour gagner cette guerre », il sait qu’elle va « prendre beaucoup de vies ». Il marque une pause puis ajoute, fatidique : « Quand le pic arrivera, tout le monde ne pourra pas être sauvé. »

(Le Monde)